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Paroles de la chanson «Tentative De Description D'un Diner De TĂȘtes A Paris-France» par Serge Reggiani

Ceux qui pieusement

Ceux qui copieusement

Ceux qui tricolorent
Ceux qui inaugurent
Ceux qui croient
Ceux qui croient croire
Ceux qui croa-croa
Ceux qui ont des plumes
Ceux qui grignotent
Ceux qui andromaquent
Ceux qui dreadnoughtent
Ceux qui majusculent
Ceux qui chantent en mesure
Ceux qui brossent Ă  reluire
Ceux qui ont du ventre
Ceux qui baissent les yeux
Ceux qui savent découper le poulet
Ceux qui sont chauves Ă  l’intĂ©rieur de la tĂȘte
Ceux qui bénissent les meutes
Ceux qui font les honneurs du pied
Ceux qui debout les morts
Ceux qui baïonnette
 on
Ceux qui donnent des canons aux enfants
Ceux qui donnent des enfants aux canons
Ceux qui flottent et ne sombrent pas
Ceux qui ne prennent pas Le Pirée pour un homme
Ceux que leurs ailes de gĂ©ant empĂȘchent de voler
Ceux qui plantent en rĂȘve des tessons de bouteille sur la grande muraille de Chine
Ceux qui mettent un loup sur leur visage quand ils mangent du mouton
Ceux qui volent des oeufs et qui n’osent pas les faire cuire
Ceux qui ont quatre mille huit cent dix mĂštres de Mont-Blanc, trois cents de Tour Eiffel, vingt-cinq de tour de poitrine et qui en sont fiers
Ceux qui mamellent de la France
Ceux qui courent, volent et nous vengent, tous ceux-lĂ , et beaucoup d’autres, entraient fiĂšrement Ă  l’ElysĂ©e en faisant craquer les graviers, tous ceux-lĂ  se bousculaient, se dĂ©pĂȘchaient, car il y avait un grand dĂźner de tĂȘtes et chacun s’était fait celle qu’il voulait.

L’un une tĂȘte de pipe en terre, l’autre une tĂȘte d’amiral anglais ; il y en avait avec des tĂȘtes de boule puante, des tĂȘtes de Galliffet, des tĂȘtes d’animaux malades de la tĂȘte, des tĂȘtes d’Auguste Comte, des tĂȘtes de Rouget de Lisle, des tĂȘtes de sainte ThĂ©rĂšse, des tĂȘtes de fromage de tĂȘte, des tĂȘtes de pied, des tĂȘtes de monseigneur et des tĂȘtes de crĂšmier.

Quelques-uns, pour faire rire le monde, portaient sur leurs Ă©paules de charmants visages de veaux, et ces visages Ă©taient si beaux et si tristes, avec les petites herbes vertes dans le creux des rochers, que personne ne les remarquait.

Une mĂšre Ă  tĂȘte de morte montrait en riant sa fille Ă  tĂȘte d’orpheline au vieux diplomate ami de la famille qui s’était fait la tĂȘte de Soleilland.

C’était vĂ©ritablement dĂ©licieusement charmant et d’un goĂ»t si sĂ»r que lorsque arriva le PrĂ©sident avec une somptueuse tĂȘte de Colomb ce fut du dĂ©lire.

« C’était simple, mais il fallait y penser», dit le PrĂ©sident en dĂ©pliant sa serviette, et devant tant de malice et de simplicitĂ© les invitĂ©s ne peuvent maĂźtriser leur Ă©motion ; Ă  travers des yeux cartonnĂ©s de crocodile un gros industriel verse de vĂ©ritables larmes de joie, un plus petit mordille la table, de jolies femmes se frottent les seins trĂšs doucement et l’amiral, emportĂ© par son enthousiasme, boit sa flĂ»te de champagne par le mauvais cĂŽtĂ©, croque le pied de la flĂ»te et, l’intestin perforĂ©, meurt debout, cramponnĂ© au bastingage de sa chaise en criant : « Les enfants d’abord ! »

Etrange hasard, la femme du naufragĂ©, sur les conseils de sa bonne, s’était le matin mĂȘme, confectionnĂ© une Ă©tonnante tĂȘte de veuve de guerre, avec les deux grands plis d’amertume de chaque cĂŽtĂ© de la bouche, et les deux petites poches de la douleur, grises sous les yeux bleus.

DressĂ©e sur sa chaise, elle interpelle le prĂ©sident et rĂ©clame Ă  grands cris l’allocation militaire et le droit de porter sur sa robe du soir le sextant du dĂ©funt en sautoir.

Un peu calmĂ©e elle laisse ensuite son regard de femme seule errer sur la table et, voyant parmi les hors-d’oeuvre des filets de hareng, elle en prend un machinalement en sanglotant, puis en reprend, pensant Ă  l’amiral qui n’en mangeait pas si souvent de son vivant et qui pourtant les aimait tant. Stop. C’est le chef du protocole qui dit qu’il faut s’arrĂȘter de manger, car le PrĂ©sident va parler.

Le PrĂ©sident s’est levĂ©, il a brisĂ© le sommet de sa coquille avec son couteau pour avoir moins chaud, un tout petit peu moins chaud.

Il parle et le silence est tel qu’on entend les mouches voler et qu’on les entend si distinctement voler qu’on n’entend plus du tout le PrĂ©sident parler, et c’est bien regrettable parce qu’il parle des mouches, prĂ©cisĂ©ment, et de leur incontestable utilitĂ© dans tous les domaines et dans le domaine colonial en particulier.

« 
 Car sans les mouches, pas de chasse-mouches, sans chasse-mouches pas de Dey d’Alger, pas de consul
 pas d’affront Ă  venger, pas d’oliviers, pas d’AlgĂ©rie, pas de grandes chaleurs, messieurs, et les grands chaleurs, c’est la santĂ© des voyageurs, d’ailleurs
 »

Mais quand les mouches s’ennuient elles meurent, et toutes ces histoires d’autrefois, toutes ces statistiques les emplissant d’une profonde tristesse, elles commencent à lñcher une patte du plafond, puis l’autre, et tombent comme des mouches, dans les assiettes
 sur les plastrons, mortes comme dit la chanson.

« La plus noble conquĂȘte de l’homme, c’est le cheval, dit le PrĂ©sident
 et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-lĂ  .»

C’est la fin du discours : comme une orange abĂźmĂ©e lancĂ©e trĂšs fort contre un mur par un gamin mal Ă©levĂ©, la MARSEILLAISE Ă©clate et tous les spectateurs Ă©claboussĂ©s par le vert-de-gris et les cuivres, se dressent congestionnĂ©s, ivres d’Histoire de France et de Pontet-Canet.

Tous sont debout, sauf l’homme Ă  la tĂȘte de Rouget de Lisle qui croit que c’est arrivĂ© et qui trouve qu’aprĂšs tout ce n’est pas si mal exĂ©cutĂ© et puis, peu Ă  peu, la musique s’est calmĂ©e et la mĂšre Ă  tĂȘte de morte en a profitĂ© pour pousser sa petite fille Ă  tĂȘte d’orpheline du cĂŽtĂ© du PrĂ©sident.

Les fleurs Ă  la main, l’enfant commence son compliment : « Monsieur le PrĂ©sident
 » Mais l’émotion, la chaleur, les mouches, voilĂ  qu’elle chancelle et qu’elle tombe le visage dans les fleurs, les dents serrĂ©es comme un sĂ©cateur.

L’homme Ă  tĂȘte de bandage herniaire et l’homme Ă  tĂȘte de phlegmon se prĂ©cipitent, et la petite est enlevĂ©e, autopsiĂ©e et reniĂ©e par sa mĂšre, qui, trouvant sur le carnet de bal de l’enfant des dessins obscĂšnes comme on n’en voit pas souvent, n’ose penser que c’est le diplomate ami de la famille et dont dĂ©pend la situation du pĂšre qui s’est amusĂ© si lĂ©gĂšrement.

Cachant le carnet dans sa robe, elle se pique le sein avec le petit crayon blanc et pousse un long hurlement, et sa douleur fait peine Ă  voir Ă  ceux qui pensent qu’assurĂ©ment voilĂ  bien lĂ  la douleur d’une mĂšre qui vient de perdre son enfant.

FiĂšre d’ĂȘtre regardĂ©e, elle se laisse aller, elle se laisse Ă©couter, elle gĂ©mit, elle chante :

« OĂč donc est-elle ma petite fille chĂ©rie, oĂč donc est-elle ma petite Barbara qui donnait de l’herbe aux lapins et des lapins aux cobras ?»

Mais le PrĂ©sident, qui sans doute n’en est pas Ă  son premier enfant perdu, fait un signe de la main et la fĂȘte continue.

Et ceux qui Ă©taient venus pour vendre du charbon et du blĂ© vendent du charbon et du blĂ© et de grandes Ăźles entourĂ©es d’eau de tous cĂŽtĂ©s, de grandes Ăźles avec des arbres Ă  pneus et des piano mĂ©talliques bien stylĂ©s pour qu’on n’entende pas trop les cris des indigĂšnes autour des plantations quand les colons facĂ©tieux essaient aprĂšs dĂźner leur carabine Ă  rĂ©pĂ©tition.

Un oiseau sur l’épaule, un autre au fond du pantalon pour le faire rĂŽtir, l’oiseau, un peu plus tard Ă  la maison, les poĂštes vont et viennent dans tous les salons.

« C’est, dit l’un d’eux, rĂ©ellement trĂšs rĂ©ussi. » Mais dans un nuage de magnĂ©sium le chef du protocole est pris en flagrant dĂ©lit, remuant une tasse de chocolat glacĂ© avec une cuillĂšre Ă  cafĂ©.

« Il n’y a pas de cuillĂšre spĂ©ciale pour le chocolat glacĂ©, c’est insensĂ©, dit le prĂ©fet, on aurait dĂ» y penser, le dentiste a bien son davier, le papier son coupe-papier et les radis roses leurs raviers. »

Mais soudain tous de trembler car un homme avec un tĂȘte d’homme est entrĂ©, un homme que personne n’avait invitĂ© et qui pose doucement sur la table la tĂȘte de Louis XVI dans un panier.

C’est vraiment la grande horreur, les dents, les vieillards et les portes claquent de peur.

« Nous sommes perdus, nous avons dĂ©capitĂ© un serrurier», hurlent en glissant sur la rampe d’escalier les bourgeois de Calais dans leur chemise grise comme le cap Gris-Nez.

La grande horreur, le tumulte, le malaise, la fin des haricots, l’état de siĂšge et dehors, en grande tenue, les mains noires sous les gants blancs, le factionnaire qui voit dans les ruisseaux du sang et sur sa tunique une punaise pense que ça va mal et qu’il faut s’en aller s’il est encore temps.

« J’aurais voulu, dit l’homme en souriant, vous apporter aussi les restes de la famille impĂ©riale qui repose, paraĂźt-il, au caveau Caucasien, rue Pigalle, mais les Cosaques qui pleurent, dansent et vendent Ă  boire veillent jalousement leurs morts.

« On ne peut pas tout avoir, je ne suis pas Ruy Blas, je ne suis pas Cagliostro, je n’ai pas la boule de verre, je n’ai pas le marc de cafĂ©. Je n’ai pas la barbe en ouate de ceux qui prophĂ©tisent. J’aime beaucoup rire en sociĂ©tĂ©, je parle ici pour les grabataires, je monologue pour les dĂ©bardeurs, je phonographe pour les splendides idiots des boulevards extĂ©rieurs et c’est tout Ă  fait par hasard si je vous rends visite dans votre petit intĂ©rieur.

« Premier qui dit : « et ta soeur, » est un homme mort. Personne ne le dit, il a tort, c’était pour rire.

« Il faut bien rire un peu et, si vous vouliez, je vous emmÚnerais visiter la ville mais vous avez peur des voyages, vous savez ce que vous savez et que la Tour de Pise est penchée et que le vertige vous prend quand vous vous penchez vous aussi à la terrasse des cafés.

« Et pourtant vous vous seriez bien amusĂ©s, comme le PrĂ©sident quand il descend dans la mine, comme Rodolphe au tapis-franc quand il va voir le chourineur, comme lorsque vous Ă©tiez enfant et qu’on vous emmenait au Jardin des Plantes voir le grand tamanoir.

« Vous auriez pu voir les truands sans cour des miracles, les lĂ©preux sans cliquette et les hommes sans chemise couchĂ©s sur les bancs, couchĂ©s pour un instant, car c’est dĂ©fendu de rester lĂ  un peu longtemps.

« Vous auriez vu les hommes dans les asiles de nuit faire le signe de la croix pour avoir un lit, et les familles de huit enfants «qui crĂšchent Ă  huit dans une chambre» et, si vous aviez Ă©tĂ© sages, vous auriez eu la chance et le plaisir de voir le pĂšre qui se lĂšve parce qu’il a sa crise, la mĂšre qui meurt doucement sur son dernier enfant, le reste de la famille qui s’enfuit en courant et qui, pour Ă©chapper Ă  sa misĂšre, tente de se frayer un chemin dans le sang.

« Il faut voir, vous dis-je, c’est passionant, il faut voir Ă  l’heure oĂč le bon pasteur conduit ses brebis Ă  la Villette, Ă  l’heure oĂč le fils de famille jette avec un bruit mou sa gourme sur le trottoir, Ă  l’heure oĂč les enfants qui s’ennuient changent de lit dans leur dortoir, il faut voir l’homme couchĂ© dans son lit-cage Ă  l’heure oĂč le rĂ©veil va sonner.

« Regardez-le, Ă©coutez-le ronfler, il rĂȘve, il rĂȘve qu’il part en voyage, rĂȘve que tout va bien, rĂȘve qu’il a un coin, mais l’aiguille du rĂ©veil rencontre celle du train et l’homme levĂ© plonge la tĂȘte dans la cuvette d’eau glacĂ©e si c’est l’hiver, fĂ©tide si c’est l’étĂ©.

« Regardez-le se dĂ©pĂȘcher, boire son cafĂ©-crĂšme, entrer Ă  l’usine, travailler, mais il n’est pas encore rĂ©veillĂ©, le rĂ©veil n’a pas sonnĂ© assez fort, le cafĂ© n’était pas assez fort, il rĂȘve encore, rĂȘve qu’il est en voyage, rĂȘve qu’il a un coin, se penche par la portiĂšre et tombe dans un jardin, tombe dans un cimetiĂšre, se rĂ©veille et crie comme une bĂȘte, deux doigts lui manquent, la machine l’a mordu, il n’était pas lĂ  pour rĂȘver et, comme vous pensez, ça devait arriver.

« Vous pensez mĂȘme que ça n’arrive pas souvent et qu’une hirondelle ne fait pas le printemps, vous pensez qu’un tremblement de terre en Nouvelle-GuinĂ©e n’empĂȘche pas la vigne de pousser en France, les fromages de se faire et la terre de tourner.

« Mais je ne vous ai pas demandĂ© de penser ; je vous ai dit de regarder, d’écouter, pour vous habituer, pour ne pas ĂȘtre surpris d’entendre craquer vos billards le jour oĂč les vrais Ă©lĂ©phants viendront reprendre leur ivoire.

« Car cette tĂȘte si peu vivante que vous remuez sous le carton mort, cette tĂȘte blĂȘme sous le carton drĂŽle, cette tĂȘte avec toutes ses rides, toutes ces grimaces instruites, un jour vous la hocherez avec un air dĂ©tachĂ© du tronc et, quand elle tombera dans la sciure, vous ne direz ni oui ni non.

« Et si ce n’est pas vous, ce sera quelques-uns des vĂŽtres, car vous connaissez les fables avec vos bergers et vos chiens, et ce n’est pas la vaisselle cĂ©rĂ©brale qui vous manque.

« Je plaisante, mais vous savez, comme dit l’autre, un rien suffit Ă  changer le cours des choses. Un peu de fulmicoton dans l’oreille d’un monarque malade et le monarque explose. La reine accourt Ă  son chevet. Il n’y a pas de chevet. Il n’y a plus de palais. Tout est plutĂŽt ruine et deuil. La reine sent sa raison sombrer. Pour la rĂ©conforter, un inconnu, avec un bon sourire, lui donne le mauvais cafĂ©. La reine en prend, la reine en meurt et les valets collent des Ă©tiquettes sur les bagages des enfants. L’homme au bon sourire revient, ouvre la plus grande malle, pousse les petits prince dedans, met le cadenas Ă  la malle, la malle Ă  la consigne et se retire en se frottant les mains.

« Et quand je dis, Monsieur la PrĂ©sident, Mesdames, Messieurs : le Roi, la Reine, les petits princes, c’est pour envelopper les choses, car on ne peut pas raisonnablement blĂąmer les rĂ©gicides qui n’ont pas de roi sous la main, s’ils exercent parfois leurs dons dans leur entourage immĂ©diat.

« ParticuliĂšrement parmi ceux qui pensent qu’une poignĂ©e de riz suffit Ă  nourrir toute une famille de chinois pendant de longues annĂ©es.

« Parmi celles qui ricanent dans les expositions parce qu’une femme noire porte dans son dos un enfant noir et qui portent depuis six ou sept mois dans leur ventre blanc un enfant blanc et mort.

« Parmi les trente mille personnes raisonnables, composĂ©es d’une Ăąme et d’un corps, qui dĂ©filĂšrent le Six Mars Ă  Bruxelles, musique militaire en tĂȘte, devant le monument Ă©levĂ© au Pigeon-Soldat et parmi celles qui dĂ©fileront demain Ă  Brive-la-Gaillarde, Ă  Rosa-la-Rose ou Ă  Carpa-la-Juive, devant le monument du Jeune et veau marin qui pĂ©rit Ă  la guerre comme tout un chacun
 »

Mais une carafe lancĂ©e de loin par un colombophile indignĂ© touche en plein front l’homme qui racontait comment il aimait rire. Il tombe. Le Pigeon-Soldat est vengĂ©. Les cartonnĂ©s officiels Ă©crasent la tĂȘte de l’homme Ă  coups de pied et la jeune fille, qui trempe en souvenir le bout de son ombrelle dans le sang, Ă©clate d’un petit rire charmant. La musique reprend.

La tĂȘte de l’homme est rouge comme une tomate trop rouge, au bout d’un nerf un oeil pend, mais sur le visage dĂ©moli, l’oeil vivant, le gauche, brille comme une lanterne sur des ruines.

« Emportez-le », dit le PrĂ©sident, et l’homme couchĂ© sur une civiĂšre et le visage cachĂ© par une pĂšlerine d’agent sort de l’ElysĂ©e horizontalement, un homme derriĂšre lui, un autre devant.

« Il faut bien rire un peu », dit-il au factionnaire et le factionnaire le regarde passer avec ce regard figĂ© qu’ont parfois les bons vivants devant les mauvais.

DĂ©coupĂ©e dans le rideau de fer de la pharmacie une Ă©toile de lumiĂšre brille et, comme les rois mage en mal d’enfant JĂ©sus, les garçons bouchers, les marchands d’édredons et tous les hommes de coeur contemplent l’étoile qui leur dit que l’homme est Ă  l’intĂ©rieur, qu’il n’est pas tout Ă  fait mort, qu’on est en train peut-ĂȘtre de le soigner et tous attendent qu’il sorte avec l’espoir de l’achever.

Ils attendent, et bientĂŽt, Ă  quatre pattes Ă  cause de la trop petite ouverture du rideau de fer, le juge d’instruction pĂ©nĂštre dans la boutique, le pharmacien l’aide Ă  se relever et lui montre l’homme mort, la tĂȘte appuyĂ©e sur le pĂšse-bĂ©bĂ©.

Et le juge se demande, et le pharmacien regarde le juge se demander si ce n’est pas le mĂȘme homme qui jeta des confetti sur le corbillard du marĂ©chal et qui, jadis, plaça la machine infernale sur le chemin du petit caporal.

Et puis ils parlent de leurs petites affaires, de leurs enfants, de leurs bronches ; le jour se lÚve, on tire les rideaux chez le Président.

Dehors, c’est le printemps, les animaux, les fleurs, dans les bois de Clamart on entend les clameurs des enfants qui se marrent, c’est le printemps, l’aiguille s’affole dans sa boussole, le binocard entre au bocard et la grande dolichocĂ©phale sur son sofa s’affale et fait la folle.

Il fait chaud. Amoureuses, les allumettes-tisons se vautrent sur leur trottoir, c’est le printemps, l’acnĂ© des collĂ©giens, et voilĂ  la fille du sultan et le dompteur de mandragores, voilĂ  les pĂ©licans, les fleurs sur les balcons, voilĂ  les arrosoirs, c’est la belle saison.

Le soleil brille pour tout le monde, il ne brille pas dans les prisons, il ne brille pas pour ceux qui travaillent dans la mine,
ceux qui Ă©caillent le poisson
ceux qui mangent de la mauvaise viande
ceux qui fabriquent des Ă©pingles Ă  cheveux
ceux qui soufflent vides les bouteilles que d’autres boiront pleines
ceux qui coupent le pain avec leur couteau
ceux qui passent leurs vacances dans les usines
ceux qui ne savent pas ce qu’il faut dire
ceux qui traient les vaches et ne boivent pas le lait
ceux qu’on n’endort pas chez le dentiste
ceux qui crachent leurs poumons dans le métro
ceux qui fabriquent dans les caves les stylos avec lesquels d’autres Ă©criront en plein air que tout va pour le mieux
ceux qui en ont trop Ă  dire pour pouvoir le dire
ceux qui ont du travail
ceux qui n’en ont pas
ceux qui en cherchent
ceux qui n’en cherchent pas
ceux qui donnent Ă  boire aux chevaux
ceux qui regardent leur chien mourir
ceux qui ont le pain quotidien relativement hebdomadaire
ceux qui l’hiver se chauffent dans les Ă©glises
ceux que le suisse envoie se chauffer dehors
ceux qui croupissent
ceux qui voudraient manger pour vivre
ceux qui voyagent sous les roues
ceux qui regardent la Seine couler
ceux qu’on engage, qu’on remercie, qu’on augmente, qu’on diminue, qu’on manipule, qu’on fouille qu’on assomme
ceux dont on prend les empreintes
ceux qu’on fait sortir des rangs au hasard et qu’on fusille
ceux qu’on fait dĂ©filer devant l’Arc
ceux qui ne savent pas se tenir dans le monde entier
ceux qui n’ont jamais vu la mer
ceux qui sentent le lin parce qu’ils travaillent le lin
ceux qui n’ont pas l’eau courante
ceux qui sont voués au bleu horizon
ceux qui jettent le sel sur la neige moyennant un salaire absolument dérisoire
ceux qui vieillissent plus vite que les autres
ceux qui ne se sont pas baissĂ©s pour ramasser l’épingle
ceux qui crùvent d’ennui le dimanche aprùs-midi parce qu’ils voient venir le lundi
et le mardi, et le mercredi, et le jeudi, et le vendredi
et le samedi
et le dimanche aprĂšs-midi.

_______________
PoÚme de Jacques Prévert daté de 1931.

 
Publié par 102012 4 5 7 le 4 novembre 2023 à 8h18.
PoĂštes" 1
Chanteurs : Serge Reggiani
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