Ceux qui pieusementâŠ
Ceux qui copieusementâŠ
Ceux qui tricolorent
Ceux qui inaugurent
Ceux qui croient
Ceux qui croient croire
Ceux qui croa-croa
Ceux qui ont des plumes
Ceux qui grignotent
Ceux qui andromaquent
Ceux qui dreadnoughtent
Ceux qui majusculent
Ceux qui chantent en mesure
Ceux qui brossent Ă reluire
Ceux qui ont du ventre
Ceux qui baissent les yeux
Ceux qui savent découper le poulet
Ceux qui sont chauves Ă lâintĂ©rieur de la tĂȘte
Ceux qui bénissent les meutes
Ceux qui font les honneurs du pied
Ceux qui debout les morts
Ceux qui baïonnette⊠on
Ceux qui donnent des canons aux enfants
Ceux qui donnent des enfants aux canons
Ceux qui flottent et ne sombrent pas
Ceux qui ne prennent pas Le Pirée pour un homme
Ceux que leurs ailes de gĂ©ant empĂȘchent de voler
Ceux qui plantent en rĂȘve des tessons de bouteille sur la grande muraille de Chine
Ceux qui mettent un loup sur leur visage quand ils mangent du mouton
Ceux qui volent des oeufs et qui nâosent pas les faire cuire
Ceux qui ont quatre mille huit cent dix mĂštres de Mont-Blanc, trois cents de Tour Eiffel, vingt-cinq de tour de poitrine et qui en sont fiers
Ceux qui mamellent de la France
Ceux qui courent, volent et nous vengent, tous ceux-lĂ , et beaucoup dâautres, entraient fiĂšrement Ă lâElysĂ©e en faisant craquer les graviers, tous ceux-lĂ se bousculaient, se dĂ©pĂȘchaient, car il y avait un grand dĂźner de tĂȘtes et chacun sâĂ©tait fait celle quâil voulait.
Lâun une tĂȘte de pipe en terre, lâautre une tĂȘte dâamiral anglais ; il y en avait avec des tĂȘtes de boule puante, des tĂȘtes de Galliffet, des tĂȘtes dâanimaux malades de la tĂȘte, des tĂȘtes dâAuguste Comte, des tĂȘtes de Rouget de Lisle, des tĂȘtes de sainte ThĂ©rĂšse, des tĂȘtes de fromage de tĂȘte, des tĂȘtes de pied, des tĂȘtes de monseigneur et des tĂȘtes de crĂšmier.
Quelques-uns, pour faire rire le monde, portaient sur leurs Ă©paules de charmants visages de veaux, et ces visages Ă©taient si beaux et si tristes, avec les petites herbes vertes dans le creux des rochers, que personne ne les remarquait.
Une mĂšre Ă tĂȘte de morte montrait en riant sa fille Ă tĂȘte dâorpheline au vieux diplomate ami de la famille qui sâĂ©tait fait la tĂȘte de Soleilland.
CâĂ©tait vĂ©ritablement dĂ©licieusement charmant et dâun goĂ»t si sĂ»r que lorsque arriva le PrĂ©sident avec une somptueuse tĂȘte de Colomb ce fut du dĂ©lire.
« CâĂ©tait simple, mais il fallait y penser», dit le PrĂ©sident en dĂ©pliant sa serviette, et devant tant de malice et de simplicitĂ© les invitĂ©s ne peuvent maĂźtriser leur Ă©motion ; Ă travers des yeux cartonnĂ©s de crocodile un gros industriel verse de vĂ©ritables larmes de joie, un plus petit mordille la table, de jolies femmes se frottent les seins trĂšs doucement et lâamiral, emportĂ© par son enthousiasme, boit sa flĂ»te de champagne par le mauvais cĂŽtĂ©, croque le pied de la flĂ»te et, lâintestin perforĂ©, meurt debout, cramponnĂ© au bastingage de sa chaise en criant : « Les enfants dâabord ! »
Etrange hasard, la femme du naufragĂ©, sur les conseils de sa bonne, sâĂ©tait le matin mĂȘme, confectionnĂ© une Ă©tonnante tĂȘte de veuve de guerre, avec les deux grands plis dâamertume de chaque cĂŽtĂ© de la bouche, et les deux petites poches de la douleur, grises sous les yeux bleus.
DressĂ©e sur sa chaise, elle interpelle le prĂ©sident et rĂ©clame Ă grands cris lâallocation militaire et le droit de porter sur sa robe du soir le sextant du dĂ©funt en sautoir.
Un peu calmĂ©e elle laisse ensuite son regard de femme seule errer sur la table et, voyant parmi les hors-dâoeuvre des filets de hareng, elle en prend un machinalement en sanglotant, puis en reprend, pensant Ă lâamiral qui nâen mangeait pas si souvent de son vivant et qui pourtant les aimait tant. Stop. Câest le chef du protocole qui dit quâil faut sâarrĂȘter de manger, car le PrĂ©sident va parler.
Le PrĂ©sident sâest levĂ©, il a brisĂ© le sommet de sa coquille avec son couteau pour avoir moins chaud, un tout petit peu moins chaud.
Il parle et le silence est tel quâon entend les mouches voler et quâon les entend si distinctement voler quâon nâentend plus du tout le PrĂ©sident parler, et câest bien regrettable parce quâil parle des mouches, prĂ©cisĂ©ment, et de leur incontestable utilitĂ© dans tous les domaines et dans le domaine colonial en particulier.
« ⊠Car sans les mouches, pas de chasse-mouches, sans chasse-mouches pas de Dey dâAlger, pas de consul⊠pas dâaffront Ă venger, pas dâoliviers, pas dâAlgĂ©rie, pas de grandes chaleurs, messieurs, et les grands chaleurs, câest la santĂ© des voyageurs, dâailleurs⊠»
Mais quand les mouches sâennuient elles meurent, et toutes ces histoires dâautrefois, toutes ces statistiques les emplissant dâune profonde tristesse, elles commencent Ă lĂącher une patte du plafond, puis lâautre, et tombent comme des mouches, dans les assiettes⊠sur les plastrons, mortes comme dit la chanson.
« La plus noble conquĂȘte de lâhomme, câest le cheval, dit le PrĂ©sident⊠et sâil nâen reste quâun, je serai celui-lĂ .»
Câest la fin du discours : comme une orange abĂźmĂ©e lancĂ©e trĂšs fort contre un mur par un gamin mal Ă©levĂ©, la MARSEILLAISE Ă©clate et tous les spectateurs Ă©claboussĂ©s par le vert-de-gris et les cuivres, se dressent congestionnĂ©s, ivres dâHistoire de France et de Pontet-Canet.
Tous sont debout, sauf lâhomme Ă la tĂȘte de Rouget de Lisle qui croit que câest arrivĂ© et qui trouve quâaprĂšs tout ce nâest pas si mal exĂ©cutĂ© et puis, peu Ă peu, la musique sâest calmĂ©e et la mĂšre Ă tĂȘte de morte en a profitĂ© pour pousser sa petite fille Ă tĂȘte dâorpheline du cĂŽtĂ© du PrĂ©sident.
Les fleurs Ă la main, lâenfant commence son compliment : « Monsieur le PrĂ©sident⊠» Mais lâĂ©motion, la chaleur, les mouches, voilĂ quâelle chancelle et quâelle tombe le visage dans les fleurs, les dents serrĂ©es comme un sĂ©cateur.
Lâhomme Ă tĂȘte de bandage herniaire et lâhomme Ă tĂȘte de phlegmon se prĂ©cipitent, et la petite est enlevĂ©e, autopsiĂ©e et reniĂ©e par sa mĂšre, qui, trouvant sur le carnet de bal de lâenfant des dessins obscĂšnes comme on nâen voit pas souvent, nâose penser que câest le diplomate ami de la famille et dont dĂ©pend la situation du pĂšre qui sâest amusĂ© si lĂ©gĂšrement.
Cachant le carnet dans sa robe, elle se pique le sein avec le petit crayon blanc et pousse un long hurlement, et sa douleur fait peine Ă voir Ă ceux qui pensent quâassurĂ©ment voilĂ bien lĂ la douleur dâune mĂšre qui vient de perdre son enfant.
FiĂšre dâĂȘtre regardĂ©e, elle se laisse aller, elle se laisse Ă©couter, elle gĂ©mit, elle chante :
« OĂč donc est-elle ma petite fille chĂ©rie, oĂč donc est-elle ma petite Barbara qui donnait de lâherbe aux lapins et des lapins aux cobras ?»
Mais le PrĂ©sident, qui sans doute nâen est pas Ă son premier enfant perdu, fait un signe de la main et la fĂȘte continue.
Et ceux qui Ă©taient venus pour vendre du charbon et du blĂ© vendent du charbon et du blĂ© et de grandes Ăźles entourĂ©es dâeau de tous cĂŽtĂ©s, de grandes Ăźles avec des arbres Ă pneus et des piano mĂ©talliques bien stylĂ©s pour quâon nâentende pas trop les cris des indigĂšnes autour des plantations quand les colons facĂ©tieux essaient aprĂšs dĂźner leur carabine Ă rĂ©pĂ©tition.
Un oiseau sur lâĂ©paule, un autre au fond du pantalon pour le faire rĂŽtir, lâoiseau, un peu plus tard Ă la maison, les poĂštes vont et viennent dans tous les salons.
« Câest, dit lâun dâeux, rĂ©ellement trĂšs rĂ©ussi. » Mais dans un nuage de magnĂ©sium le chef du protocole est pris en flagrant dĂ©lit, remuant une tasse de chocolat glacĂ© avec une cuillĂšre Ă cafĂ©.
« Il nây a pas de cuillĂšre spĂ©ciale pour le chocolat glacĂ©, câest insensĂ©, dit le prĂ©fet, on aurait dĂ» y penser, le dentiste a bien son davier, le papier son coupe-papier et les radis roses leurs raviers. »
Mais soudain tous de trembler car un homme avec un tĂȘte dâhomme est entrĂ©, un homme que personne nâavait invitĂ© et qui pose doucement sur la table la tĂȘte de Louis XVI dans un panier.
Câest vraiment la grande horreur, les dents, les vieillards et les portes claquent de peur.
« Nous sommes perdus, nous avons dĂ©capitĂ© un serrurier», hurlent en glissant sur la rampe dâescalier les bourgeois de Calais dans leur chemise grise comme le cap Gris-Nez.
La grande horreur, le tumulte, le malaise, la fin des haricots, lâĂ©tat de siĂšge et dehors, en grande tenue, les mains noires sous les gants blancs, le factionnaire qui voit dans les ruisseaux du sang et sur sa tunique une punaise pense que ça va mal et quâil faut sâen aller sâil est encore temps.
« Jâaurais voulu, dit lâhomme en souriant, vous apporter aussi les restes de la famille impĂ©riale qui repose, paraĂźt-il, au caveau Caucasien, rue Pigalle, mais les Cosaques qui pleurent, dansent et vendent Ă boire veillent jalousement leurs morts.
« On ne peut pas tout avoir, je ne suis pas Ruy Blas, je ne suis pas Cagliostro, je nâai pas la boule de verre, je nâai pas le marc de cafĂ©. Je nâai pas la barbe en ouate de ceux qui prophĂ©tisent. Jâaime beaucoup rire en sociĂ©tĂ©, je parle ici pour les grabataires, je monologue pour les dĂ©bardeurs, je phonographe pour les splendides idiots des boulevards extĂ©rieurs et câest tout Ă fait par hasard si je vous rends visite dans votre petit intĂ©rieur.
« Premier qui dit : « et ta soeur, » est un homme mort. Personne ne le dit, il a tort, câĂ©tait pour rire.
« Il faut bien rire un peu et, si vous vouliez, je vous emmÚnerais visiter la ville mais vous avez peur des voyages, vous savez ce que vous savez et que la Tour de Pise est penchée et que le vertige vous prend quand vous vous penchez vous aussi à la terrasse des cafés.
« Et pourtant vous vous seriez bien amusĂ©s, comme le PrĂ©sident quand il descend dans la mine, comme Rodolphe au tapis-franc quand il va voir le chourineur, comme lorsque vous Ă©tiez enfant et quâon vous emmenait au Jardin des Plantes voir le grand tamanoir.
« Vous auriez pu voir les truands sans cour des miracles, les lĂ©preux sans cliquette et les hommes sans chemise couchĂ©s sur les bancs, couchĂ©s pour un instant, car câest dĂ©fendu de rester lĂ un peu longtemps.
« Vous auriez vu les hommes dans les asiles de nuit faire le signe de la croix pour avoir un lit, et les familles de huit enfants «qui crĂšchent Ă huit dans une chambre» et, si vous aviez Ă©tĂ© sages, vous auriez eu la chance et le plaisir de voir le pĂšre qui se lĂšve parce quâil a sa crise, la mĂšre qui meurt doucement sur son dernier enfant, le reste de la famille qui sâenfuit en courant et qui, pour Ă©chapper Ă sa misĂšre, tente de se frayer un chemin dans le sang.
« Il faut voir, vous dis-je, câest passionant, il faut voir Ă lâheure oĂč le bon pasteur conduit ses brebis Ă la Villette, Ă lâheure oĂč le fils de famille jette avec un bruit mou sa gourme sur le trottoir, Ă lâheure oĂč les enfants qui sâennuient changent de lit dans leur dortoir, il faut voir lâhomme couchĂ© dans son lit-cage Ă lâheure oĂč le rĂ©veil va sonner.
« Regardez-le, Ă©coutez-le ronfler, il rĂȘve, il rĂȘve quâil part en voyage, rĂȘve que tout va bien, rĂȘve quâil a un coin, mais lâaiguille du rĂ©veil rencontre celle du train et lâhomme levĂ© plonge la tĂȘte dans la cuvette dâeau glacĂ©e si câest lâhiver, fĂ©tide si câest lâĂ©tĂ©.
« Regardez-le se dĂ©pĂȘcher, boire son cafĂ©-crĂšme, entrer Ă lâusine, travailler, mais il nâest pas encore rĂ©veillĂ©, le rĂ©veil nâa pas sonnĂ© assez fort, le cafĂ© nâĂ©tait pas assez fort, il rĂȘve encore, rĂȘve quâil est en voyage, rĂȘve quâil a un coin, se penche par la portiĂšre et tombe dans un jardin, tombe dans un cimetiĂšre, se rĂ©veille et crie comme une bĂȘte, deux doigts lui manquent, la machine lâa mordu, il nâĂ©tait pas lĂ pour rĂȘver et, comme vous pensez, ça devait arriver.
« Vous pensez mĂȘme que ça nâarrive pas souvent et quâune hirondelle ne fait pas le printemps, vous pensez quâun tremblement de terre en Nouvelle-GuinĂ©e nâempĂȘche pas la vigne de pousser en France, les fromages de se faire et la terre de tourner.
« Mais je ne vous ai pas demandĂ© de penser ; je vous ai dit de regarder, dâĂ©couter, pour vous habituer, pour ne pas ĂȘtre surpris dâentendre craquer vos billards le jour oĂč les vrais Ă©lĂ©phants viendront reprendre leur ivoire.
« Car cette tĂȘte si peu vivante que vous remuez sous le carton mort, cette tĂȘte blĂȘme sous le carton drĂŽle, cette tĂȘte avec toutes ses rides, toutes ces grimaces instruites, un jour vous la hocherez avec un air dĂ©tachĂ© du tronc et, quand elle tombera dans la sciure, vous ne direz ni oui ni non.
« Et si ce nâest pas vous, ce sera quelques-uns des vĂŽtres, car vous connaissez les fables avec vos bergers et vos chiens, et ce nâest pas la vaisselle cĂ©rĂ©brale qui vous manque.
« Je plaisante, mais vous savez, comme dit lâautre, un rien suffit Ă changer le cours des choses. Un peu de fulmicoton dans lâoreille dâun monarque malade et le monarque explose. La reine accourt Ă son chevet. Il nây a pas de chevet. Il nây a plus de palais. Tout est plutĂŽt ruine et deuil. La reine sent sa raison sombrer. Pour la rĂ©conforter, un inconnu, avec un bon sourire, lui donne le mauvais cafĂ©. La reine en prend, la reine en meurt et les valets collent des Ă©tiquettes sur les bagages des enfants. Lâhomme au bon sourire revient, ouvre la plus grande malle, pousse les petits prince dedans, met le cadenas Ă la malle, la malle Ă la consigne et se retire en se frottant les mains.
« Et quand je dis, Monsieur la PrĂ©sident, Mesdames, Messieurs : le Roi, la Reine, les petits princes, câest pour envelopper les choses, car on ne peut pas raisonnablement blĂąmer les rĂ©gicides qui nâont pas de roi sous la main, sâils exercent parfois leurs dons dans leur entourage immĂ©diat.
« ParticuliĂšrement parmi ceux qui pensent quâune poignĂ©e de riz suffit Ă nourrir toute une famille de chinois pendant de longues annĂ©es.
« Parmi celles qui ricanent dans les expositions parce quâune femme noire porte dans son dos un enfant noir et qui portent depuis six ou sept mois dans leur ventre blanc un enfant blanc et mort.
« Parmi les trente mille personnes raisonnables, composĂ©es dâune Ăąme et dâun corps, qui dĂ©filĂšrent le Six Mars Ă Bruxelles, musique militaire en tĂȘte, devant le monument Ă©levĂ© au Pigeon-Soldat et parmi celles qui dĂ©fileront demain Ă Brive-la-Gaillarde, Ă Rosa-la-Rose ou Ă Carpa-la-Juive, devant le monument du Jeune et veau marin qui pĂ©rit Ă la guerre comme tout un chacun⊠»
Mais une carafe lancĂ©e de loin par un colombophile indignĂ© touche en plein front lâhomme qui racontait comment il aimait rire. Il tombe. Le Pigeon-Soldat est vengĂ©. Les cartonnĂ©s officiels Ă©crasent la tĂȘte de lâhomme Ă coups de pied et la jeune fille, qui trempe en souvenir le bout de son ombrelle dans le sang, Ă©clate dâun petit rire charmant. La musique reprend.
La tĂȘte de lâhomme est rouge comme une tomate trop rouge, au bout dâun nerf un oeil pend, mais sur le visage dĂ©moli, lâoeil vivant, le gauche, brille comme une lanterne sur des ruines.
« Emportez-le », dit le PrĂ©sident, et lâhomme couchĂ© sur une civiĂšre et le visage cachĂ© par une pĂšlerine dâagent sort de lâElysĂ©e horizontalement, un homme derriĂšre lui, un autre devant.
« Il faut bien rire un peu », dit-il au factionnaire et le factionnaire le regarde passer avec ce regard figĂ© quâont parfois les bons vivants devant les mauvais.
DĂ©coupĂ©e dans le rideau de fer de la pharmacie une Ă©toile de lumiĂšre brille et, comme les rois mage en mal dâenfant JĂ©sus, les garçons bouchers, les marchands dâĂ©dredons et tous les hommes de coeur contemplent lâĂ©toile qui leur dit que lâhomme est Ă lâintĂ©rieur, quâil nâest pas tout Ă fait mort, quâon est en train peut-ĂȘtre de le soigner et tous attendent quâil sorte avec lâespoir de lâachever.
Ils attendent, et bientĂŽt, Ă quatre pattes Ă cause de la trop petite ouverture du rideau de fer, le juge dâinstruction pĂ©nĂštre dans la boutique, le pharmacien lâaide Ă se relever et lui montre lâhomme mort, la tĂȘte appuyĂ©e sur le pĂšse-bĂ©bĂ©.
Et le juge se demande, et le pharmacien regarde le juge se demander si ce nâest pas le mĂȘme homme qui jeta des confetti sur le corbillard du marĂ©chal et qui, jadis, plaça la machine infernale sur le chemin du petit caporal.
Et puis ils parlent de leurs petites affaires, de leurs enfants, de leurs bronches ; le jour se lÚve, on tire les rideaux chez le Président.
Dehors, câest le printemps, les animaux, les fleurs, dans les bois de Clamart on entend les clameurs des enfants qui se marrent, câest le printemps, lâaiguille sâaffole dans sa boussole, le binocard entre au bocard et la grande dolichocĂ©phale sur son sofa sâaffale et fait la folle.
Il fait chaud. Amoureuses, les allumettes-tisons se vautrent sur leur trottoir, câest le printemps, lâacnĂ© des collĂ©giens, et voilĂ la fille du sultan et le dompteur de mandragores, voilĂ les pĂ©licans, les fleurs sur les balcons, voilĂ les arrosoirs, câest la belle saison.
Le soleil brille pour tout le monde, il ne brille pas dans les prisons, il ne brille pas pour ceux qui travaillent dans la mine,
ceux qui Ă©caillent le poisson
ceux qui mangent de la mauvaise viande
ceux qui fabriquent des Ă©pingles Ă cheveux
ceux qui soufflent vides les bouteilles que dâautres boiront pleines
ceux qui coupent le pain avec leur couteau
ceux qui passent leurs vacances dans les usines
ceux qui ne savent pas ce quâil faut dire
ceux qui traient les vaches et ne boivent pas le lait
ceux quâon nâendort pas chez le dentiste
ceux qui crachent leurs poumons dans le métro
ceux qui fabriquent dans les caves les stylos avec lesquels dâautres Ă©criront en plein air que tout va pour le mieux
ceux qui en ont trop Ă dire pour pouvoir le dire
ceux qui ont du travail
ceux qui nâen ont pas
ceux qui en cherchent
ceux qui nâen cherchent pas
ceux qui donnent Ă boire aux chevaux
ceux qui regardent leur chien mourir
ceux qui ont le pain quotidien relativement hebdomadaire
ceux qui lâhiver se chauffent dans les Ă©glises
ceux que le suisse envoie se chauffer dehors
ceux qui croupissent
ceux qui voudraient manger pour vivre
ceux qui voyagent sous les roues
ceux qui regardent la Seine couler
ceux quâon engage, quâon remercie, quâon augmente, quâon diminue, quâon manipule, quâon fouille quâon assomme
ceux dont on prend les empreintes
ceux quâon fait sortir des rangs au hasard et quâon fusille
ceux quâon fait dĂ©filer devant lâArc
ceux qui ne savent pas se tenir dans le monde entier
ceux qui nâont jamais vu la mer
ceux qui sentent le lin parce quâils travaillent le lin
ceux qui nâont pas lâeau courante
ceux qui sont voués au bleu horizon
ceux qui jettent le sel sur la neige moyennant un salaire absolument dérisoire
ceux qui vieillissent plus vite que les autres
ceux qui ne se sont pas baissĂ©s pour ramasser lâĂ©pingle
ceux qui crĂšvent dâennui le dimanche aprĂšs-midi parce quâils voient venir le lundi
et le mardi, et le mercredi, et le jeudi, et le vendredi
et le samedi
et le dimanche aprĂšs-midi.
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PoÚme de Jacques Prévert daté de 1931.
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